Au gré de nos errances littéraires, sur papier ou clavier, nous croisons ceux dont l'intuition et les mots nous rejoignent. A leur manière ils nourrissent la conviction que nous avons que l'inoxydable optimisme de la jeunesse peut continuer d'ouvrir les possibles.

Florilège de ceux qui ont choisi l'art pour le dire.


Appel aux magiciens

"De toutes nos machines réunies, de toutes nos routes kilométrées, de tous nos tonnages accumulés, de tous nos avions juxtaposés, de nos règlements, de nos conditionnements, on ne saurait réussir le moindre sentiment. Cela est d'un autre ordre, et réel, et infiniment plus élevé.

De toutes vos pensées fabriquées, de tous vos concepts triés, de toutes vos démarches concertées, ne saurait résulter le moindre frisson de civilisation vraie. Cela est d'un autre ordre, infiniment plus élevé et sur-rationnel.

Je n'ai pas fini d'admirer le grand silence antillais, notre insolente richesse, notre pauvreté cynique.

Vous avez encerclé le globe. Il vous reste à l'embrasser. Chaudement.

Les vraies civilisations sont des saisissements poétiques : saisissement des étoiles, du soleil, de la plante, de l'animal, saisissement du globe rond, de la pluie, de la lumière, des nombres, saisissement de la vie, saisissement de la mort.

Depuis le temple du soleil, depuis le masque, depuis l'Indien, depuis l'homme d'Afrique trop de distance a été calculée ici, consentie ici, entre les choses et nous.

La vraie manifestation de la civilisation est le mythe.

L'organisation sociale, la religion, les compagnies, les philosophes, les mœurs, l'architecture, la sculpture sont figuration et expression de mythe.

La civilisation meurt dans le monde entier, parce que les mythes sont ou morts ou moribonds ou naissants.

Il faut attendre qu'éclate le gel poussiéreux des mythes périmés ou émaciés. Nous attendons la débâcle.

…Et nous nous accomplirons.

Dans l'état actuel des choses, le seul refuge avoué de l'esprit mythique est la poésie.

Et la poésie est insurrection contre la société parce que dévotion au mythe déserté ou éloigné ou oblitéré.

On ne bâtit pas une civilisation à coups d'écoles, à coups de cliniques, à coups de statistiques.

Seul l'esprit poétique corrode et bâtit, retranche et vivifie."

Aimé Césaire, Appel au magicien - Mai 1944, Haiti

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L’œuvre fatidique

 

 

Lecture de vacances.

 

Après avoir lu "Les oiseaux de la tempête qui s'annonce" de Lola Lafon dont je devrais vous parler ici, on me met ce pavé dans les mains. Je ne sais pas ce que je vais lire, je me dis "un prix Pulitzer pourquoi pas..."

 

Sans en avoir l'air, sous couvert d'un polar ou du parcours initiatique d'un jeune orphelin souvent camé, Donna Tartt donne sa version de l'ambivalence du monde, un monde où "la ligne entre bon et mauvais est souvent trompeuse. Les deux ne sont jamais déconnectés. L'un ne peut pas exister sans l'autre". Un monde où tout finit, où tout se termine par la catastrophe de la mort, mais où même si les dés sont pipés, il est peut-être possible de jouer avec une sorte de joie. Et de puiser cette joie dans l'art.

 

 

Extraits - Le chardonneret, roman de Donna Tartt

 

 

« Copie d’artiste, a expliqué Hobie. Le Manet aussi. Rien de spécial mais (il a croisé les mains sur la table) ces tableaux représentaient une grande partie de son enfance, la plus heureuse, avant qu’il tombe malade… enfant unique, chouchouté et gâté par les domestiques… figues, mandarines et fleurs de jasmin sur le balcon… Il parlait arabe, ainsi que français, tu le savais n’est-ce pas ? Et… (Hobie a fermement croisé les bras et tapoté ses lèvres avec son index) il avait pour habitude de raconter comment, les grands tableaux, il est possible de les connaître en profondeur, de presque les habiter, même par le biais des copies. Il y a chez Proust un passage célèbre où Odette ouvre la porte avec un rhume, elle boude, ses cheveux sont défaits, pas peignés, sa peau est tachetée et Swann, qui ne s’est jamais soucié d’elle jusque-là, en tombe amoureux parce qu’elle ressemble alors à un Boticelli, une fille sur une fresque légèrement endommagée. Que Proust lui-même ne connaissait que d’après une reproduction. Il n’avait jamais vu l’original, qui est dans la chapelle Sixtine. Mais malgré tout, le roman entier tourne en quelque sorte autour de ce moment. Les défauts font partie de l’attirance, les joues brouillées du tableau. Même au traves d’une copie, Proust était capable de re-rêver cette image, de remodeler la réalité avec elle, d’offrir quelque chose au monde qui lui soit tout personnel. Parce que… la ligne de beauté est la ligne de beauté. Peu importe qu’elle soit passée cent fois à la photocopieuse. »

 

 

(…)

 

 

« Et (il s’était levé pour faire du café) je suppose que c’est indigne de passer sa vie à tant se préoccuper d’objets

-       Qui a dit ça ?

-       Eh bien (il s’est détourné de la gazinière) ca n’est pas comme si nous dirigions un hôpital pour enfants malades là en bas, disons-le comme cela. Quelle noblesse y a-t-il à rafistoler un tas de vieilles tables et de vieilles chaises ? Il est fort possible que ce soit corrosif pour l’âme. J’ai vu trop de successions pour l’ignorer. L’idolâtrie ! trop se soucier des objets peut vous tuer. Si ce n’est que, si vous vous souciez suffisamment d’une chose, elle prend vie, non ? Et n’est-ce pas leur but, quand elles sont belles, de vous relier à une beauté supérieure ? Ces premières images qui font s’ouvrir votre cœur en grand et que vous passez le restant de vos jours à pourchasser, ou à essayer de retrouver, d’une façon ou d’une autre ? Parce que réparer les vieilles choses, les préserver, s’en occuper, en un sens, il n’y a pas de raisons rationnelles pour le faire.

-       Il n’y a pas de « raisons rationnelles » pour quoi que ce soit qui compte pour moi.

-       Eh bien, non, moi non plus, a-t-il répondu sur un ton posé. Mais (jetant un œil de myope dans la cafetière et y ajoutant des cuillerées de café moulu) désolé de divaguer, mais vu d’ici, de là où je suis, cela ressemble un peu à une dose de drogue, non ?

-       Quoi donc ?Il a ri. « Que dire ? Les grands tableaux… les gens se précipitent pour les voir, ils attirent les foules, ils sont reproduits ad nauseam sur des mugs, des tapis de souris et que sais-je encore. Tu peux passer une vie à aller au musée de manière tout à fait sincère, déambuler partout en profitant de chaque seconde, je me compte parmi ceux-là, après quoi tu vas déjeuner. Mais (il est revenu vers la table pour s’y rasseoir) si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu’à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas « oh j’adore cette œuvre parce qu’elle est universelle », « j’adore cette œuvre parce qu’elle parle à toute l’humanité ». Ce n’est pas la raison qui fait aimer une œuvre d’art. C’est plutôt un chuchotement secret provenant d’une ruelle. Psst, toi. Hé gamin. Oui toi. »

Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée – le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un espace de la taille d’une hostie entre la surface et son index. « Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j’en vois un autre, le livre d’art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu’un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l’esprit et le cœur sous toutes sortes d’angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J’ai été peint pour toi. Et… oh je ne sais pas, arrête moi si je radote (il s’est passé la main sur le front) mais Welty lui-même parlait d’objets fatidiques. Chaque marchand d’art et chaque antiquaire les reconnaissent. Ce sont ces objets qui apparaissent et réapparaissent. Pour quelqu’un qui ne serait pas marchand d’art, il ne s’agira peut-être pas d’un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s’accrocher et de se déchirer.

 

 

Le chardonneret, roman de Donna Tartt

Editions Plon

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"le ciel, la nuit, le texte, le peuple, la fête"

Palais des Papes, Avignon, Festival

 

 

 

"... Dans cette ville minérale, chaque année, le sens fleurit, contredisant tous les désenchantements politiques et toutes les déplorations. Nous en reviendrons toujours à ces quelques mots de Vilar définissant d'un trait notre Festival : « le ciel, la nuit, le texte, le peuple, la fête ». Mais un ciel qui ne soit pas autoritaire, une nuit qui ne soit pas celle du désespoir, un texte qui, classique ou inédit, soit nécessairement notre contemporain, un peuple qui soit fier de ses différences et une fête qui soit celle de l'esprit".

 

 

Olivier Py

Extrait de la préface du programme du 68ème Festival d'Avignon

 

 

 

 

 

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Continuer à faire l'amour sur le champ de bataille.

Comme les magazines féminins où j'attaque par l'horoscope, j'ai commencé à l'envers. Commencer à découvrir l'oeuvre de Salman Rushdie par Joseph Anton, son autobiographie et son dernier livre publié alors que Les versets sataniques, Les enfants de minuit, Le dernier jour du Maure...

Savoir qui est l'auteur d'un roman avant de le lire, savoir où il habite, qui sont ses amis, s'il est heureux, généralement je m'en fiche. Je me livre à l'histoire.

Mais maintenant je connais un peu Salman Rushdie, ou du moins ce qu'il livre de lui dans son autobiographie, le récit de 13 ans de vie cachée sous l'ombre de la fatwa que des extrémistes musulmans ont lancé contre lui pour avoir commis un seul forfait : un livre. La menance aurait pu l'empêcher de vivre mais, entouré de ses amis, il s'est battu contre le monde et les ombres pour la liberté, de penser, d'aller au cinéma, d'écrire, de publier, d'aller chercher son fils à l'école, de voyager, de rentrer dans son Inde natale.

Voici des extraits des dernières pages du livre. Il y fait allusion au 11 septembre mais ses propos son toujours d'actualité, le monde n'a pas encore changé.

 

"Si l’art du roman révelait une chose, c’est que la nature humaine était la grande constante dans toute les cultures, dans tous les pays, à toutes les époques, et que, comme l’avait dit Héraclite il y a deux mille ans, l’ethos d’un homme, sa façon d’être au monde, était son daimon, le principe qui guidait sa vie et lui donnait forme, ou pour dire les choses de manière plus simple et plus concise, que le caractère était le destin. Il était difficile de se cramponner à cette idée alors que la fumée de la mort flottait encore dans le ciel au dessus de Ground Zero, et que le meurtre de milliers d’hommes et de femmes dont le caractère n’avait pas déterminé le destin était présent à tous les esprits. Cela n’avait servi à rien qu’il aient travaillé dur, qu’ils aient été des amis généreux, des parents affectueux ou de grand romantiques, les avions ne s’étaient pas souciés de leur ethos ; et oui, aujourd’hui, le terrorisme pouvait incarner le destin, nos vies n’étaient plus entièrement sous notre contrôle ; mais il fallait continuer à insister sur notre nature souveraine, peut-être plus que jamais, face à l’horreur, il était important d’affirmer la responsabilité humaine individuelle, de dire que les meurtriers étaient moralement responsables de leur crime et que ni leur foi ni leur colère contre l’Amérique ne pouvait constituer une excuse ; il était important, à une époque d’idéologie enflée et gargantuesque de ne pas oublier l’échelle humaine, de continuer à insister sur notre humanité essentielle, de continuer à faire l’amour, pour ainsi dire, sur le champ de bataille.

(…)

C’était là ce que savait la littérature, ce qu’elle avait toujours su. La littérature s’efforçait d’ouvrir l’Univers, d’augmenter, ne serait-ce que légèrement, la somme de ce que les êtres humaines étaient capables de percevoir, de comprendre, et donc, en définitive, d’être. La grande littérature s’aventurait aux frontières du connu et repoussait les limites du langage, de la forme, des possibilités pour que le monde se sente plus grand, plus vaste qu’auparavant. On était cependant à une époque où les hommes et les femmes étaient poussés vers des définitions plus étroites d’eux-mêmes, où ils étaient encouragés à revendiquer une seule identité, Serbes ou Croates, Israéliens ou Palestiniens, Hindous ou Musulmans ou Chrétiens ou Baha’i ou Juifs, et plus leur identité rétrécissait, plus le risque de conflit entre eux était grand. La vision qu’avait la littérature de la nature humaine encourageait la compréhension, la sympathie, l’identification avec des gens différents, mais le monde poussait les gens dans la direction opposée, vers l’étroitesse, la bigoterie, le tribalisme, l’esprit de culte et la guerre. Il y avait quantité de gens qui ne voulaient pas que l’Univers soit plus ouvert, qui souhaitaient en fait qu’il soit davantage refermé sur lui-même, et lorsque les artistes travaillaient sur les frontières pour tenter de les repousser, ils se heurtaient souvent à de puissantes forces qui leur résistaient. Et pourtant ils faisaient ce qu’ils avaient à faire, même au prix de leur bien-être et, parfois, au prix de leur vie.

Le poète Ovide fut exilé par Auguste dans un petit trou perdu de la mer Noire appelé Tomis. Il passa tout le reste de sa vie à supplier qu’on le laisse rentrer à Rome, mais la permission ne lui fut jamais accordée. La vie d’Ovide fut anéantie, mais sa poésie survécut à l’Empire romain. Le poète Mandelstam mourut dans un des camps staliniens, mais la poésie de Mandelstam survécut à l’Union Soviétique. Le poète Lorca fut assassiné en Espagne par les phalangistes du généralissime Franco, mais la poésie de Lorca survécut au régime tyrannique de Franco. L’art était fort, les artistes l’étaient mois. L’art pouvait, peut-être, se défendre tout seul. Les artistes avaient besoin d’être défendus.

(…)

C’était ce qu’il était en définitive, un raconteur d’histoires, un créateur de formes, un fabricant de choses qui n’existaient pas. Il serait sage de se retirer de ce monde de discussions et de polémiques pour se consacrer de nouveau à ce qu’il aimait le plus – l’art qui avait envahi son cœur, son intelligence et son esprit depuis qu’il était jeune homme – et retourner vivre dans l’univers d’il était une fois, de kan ma kan, il y avait ceci et il y avait cela, et entreprendre le voyage vers la vérité en voguant sur les eaux du faux-semblant."

 

 

Joseph Anton Une autobiographie, de Salman Rushdie

Editions Plon

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Je veux être... vraiment...

Lors de notre soirée de lancement à La Flaq, on vous a demandé de noter un nom de personne réelle ou fictive et un adjectif. Restituée par Caroline Paurd-Sally, cette "liste" a créé comme une cartographie de nos imaginaires et de notre humeur, a egrenné notre envie d'être tout et tous à la fois.

Caroline s'est inspirée de "After the sun" de Rodrigo Garcia. Voici un extrait de l'original.

 

"Je veux être Rocky Balboa

Je veux être Ava Gardner

Je veux être Mickael Jackson

Je veux être Michael Jordan

Je veux être Bill Clinton

Je veux être Mélanie Griffith

Je veux être Tom Cruise

Je veux être Zidane

Je veux être David Copperfield

Je veux être Beck

Je veux être Boris Becker

Je veux être la fille dans Bonnie and Clyde

Je veux être Janis Joplin

Je veux être Mister Hyde

Je veux être Samson

Je veux être David et Goliath

Je veux être Aristote

Je veux être Mozart

Je veux être Beethoven

Je veux être Stephan King

Je veux être Martin Luther King

Je veux être Spielberg

Je veux être Pavarotti

Je veux être Cousteau je veux être celui qui accompagne Cousteau

Je veux être Saint François

Je veux être Isaac le gars de la Bible

Je veux être Rita Hayworth

Je veux être Diego Maradona

Faire tout ce que je veux et m'en vanter.

J'ai besoin qu’on m’aime comme Diego Maradona a besoin qu'on l'aime.

Je veux crever sans qu’on accuse la drogue, le poids de la famille, le fardeau de la gloire ou le spectre de l'échec, non, à cause de ma propre faiblesse.

Je veux être vraiment jeune, vraiment vieux, vraiment gros, vraiment défoncé, vraiment motivé, vraiment amoureux, vraiment désenchanté, et être tout aussi transparent même entouré de clowns de fantômes d'opportunistes : comme Maradona.

Je veux être Diego Maradona pour inviter mes amis à toutes sortes d'excès, des excès du corps et de la tête, et j'y inclus les discussions paisibles durant lesquelles nous nous écoutons et nous nous répondant pendant que notre cœur content pompe des vins hors de prix.

Je veux baiser comme Diego si tant est que Diego ait su s’y prendre.

Je veux vivre une vie de débauche, défendre la tradition et en même temps l'assaisonner d’huile et de sel et dévorer le tout, démolir la terre entière rien que pour moi, cracher sur tout ce qui m'entoure, me vidanger la vessie n'importe où et être le plus humain de tous."

 

 

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